Séquence proposant 5 études de poèmes: "Zone", "Le Pont Mirabeau","Rhénane d'automne", "Crépuscule", "La Loreley"
Objet d'étude: La poésie du XIXème au XXIème siècle Problématique de séquence: Apollinaire se sert-il de la tradition poétique pour faire naître la poésie moderne?
Oeuvre intégrale: Alcools, Guillaume Apollinaire, 1913 Lecture cursive: Le Bestiaire, 1910, poèmes de Guillaume Apollinaire et gravures de Raoul Dufy Lectures complémentaires:
«La Pauvre Lore Lay», Clemens Brentano, 1801
«La Lorelei» («Die Lorelei»), Heinrich Heine, 1816 Extraits de L'Odyssée d'Homère (Chant XII, Les Sirènes), VIIIème siècle av. JC Extrait des Métamorphoses d'Ovide, Ier siècle ap. JC Histoire Des Arts:
Champ de Mars . La Tour rouge, Robert Delaunay, 1911
Bouteille de Pernod et verre, Pablo Picasso, 1912
La Femme au singe, Marie Laurencin,1926
Activités complémentaires:
Réalisation d'une anthologie de poèmes d'Apollinaire (préface et choix de cinq poèmes)
Etude de «Zone» (du début à "l'avenue des Ternes."), poème extrait d’Alcools, de Guillaume Apollinaire
Problématique: Comment ce poème allie-t-il modernité créatrice et tradition poétique ?
I-Le goût de la modernité:
1-La modernité de l’écriture:
On remarque tout d’abord l’absence de ponctuation, ce qui donne au lecteur une plus grande liberté dans la lecture et l’ interprétation du poème. On observe aussi que les vers sont libres, de longueurs variées : certains vers sont très longs et se rapprochent donc de la prose, par exemple au vers 11, on compte 15 syllabes («Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut»). Il n’y a pas toujours de rimes proprement dites, mais plutôt des assonances et des rimes pauvres : «gémit »/«midi». On remarque une rupture avec la poésie traditionnelle : ce poème n’est pas une forme fixe comme le sonnet, il ne possède pas de structure régulière, puisque les strophes sont de longueurs variées (trois monostiches, puis un huitain, puis un dizain).
2-Le rejet du passé:
Le rejet du passé est clairement énoncé: «A la fin tu es las de ce monde ancien» et aussi « Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine», qui contrastent fortement avec des vers exprimant le goût de la modernité : «J’aime la grâce de cette rue industrielle». On remarque aussi que le poème est très majoritairement écrit au présent, ce qui montre bien la volonté de s’ancrer dans l’actualité, la modernité.
3-La description de Paris:
Le poème d’Apollinaire célèbre Paris et ses monuments. Dès le deuxième vers, on remarque la mise en valeur de la tour Eiffel, construite en 1889, donc toute récente au moment où Apollinaire écrit, et source d’inspiration pour les artistes d’avant-garde comme le peintre cubiste Delaunay. Les repères spatiaux sont en lien avec la modernité : «les hangars de Port–aviation», «rue industrielle». Les professions évoquées sont liées à la modernité : «Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes». De même le champ lexical de l’écrit est empreint de modernité : «les prospectus les catalogues les affiches», «Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux».
II-Les emprunts à la tradition:
1-Les références au passé:
Le champ lexical de la religion est très présent( «religion», «christianisme, «pape», «pie X») comme celui de l’antiquité : «antiquité grecque et romaine», et «la sirène gémit», qui renvoie aux alarmes des pompiers, mais aussi aux créatures mythologiques.
2-Les marques du lyrisme:
Le lyrisme est l’un des registres les plus utilisés en poésie. Les émotions personnelles sont bien présentes : «tu es las», «tu en as assez», «la honte te retient», «confesser». On remarque le tutoiement : le poète s’adresse au lecteur et à lui-même.
3-Les traces de la tradition:
Si le poème est écrit en vers libres, on y trouve cependant des alexandrins : «A la fin tu es las de ce monde ancien», «le matin par trois fois la sirène y gémit», et «Une cloche rageuse y aboie vers midi». Et si les rimes ne sont pas régulières, on remarque le jeu sur les sonorités, avec des assonances comme dans «Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin et des allitérations dans «des perroquets criaillent».
III-Un nouveau regard sur la réalité:
1-Un nouveau regard sur la ville:
Dans ce poème la ville de Paris semble prendre vie sous nos yeux, par le jeu de personnifications (« vers 2, 9, 1, 19), de métaphores et de comparaisons animales (vers 2, 20, 22) : la ville est vivante et peut éprouver des sentiments. L’impression de puissante vitalité est aussi renforcée par la fréquence et la force des notations sensorielles à caractère auditif : «du soleil dont elle était le clairon».
2-Un nouveau regard sur le monde:
Dans ce poème Apollinaire nous invite à poser un nouveau regard sur le monde, en faisant surgir des métaphores étonnantes : «Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin». Les éléments de la vie quotidienne urbaine et moderne sont à regarder d’un œil nouveau : «les prospectus les catalogues les affiches» sont assimilés à «la poésie».
3-Une recherche sur le langage:
Apollinaire fait éclater nos repères géographiques et historiques, nous présentant des éclats de réel, agencés à sa façon, comme un puzzle à reconstruire pour le lecteur. On peut ici parler d’une esthétique du fragment, analogue à celle des peintres cubistes.
Etude du poème de Guillaume Apollinaire: «Le Pont Mirabeau»
Problématique : Pourquoi peut-on parler d’un poème alliant tradition et modernité ?
I- Les emprunts à la tradition poétique :
1-Le lyrisme amoureux :
L’évocation des sentiments amoureux est une des principales sources d’inspiration des poètes à toutes les époques. Ce poème est inspiré par la relation amoureuse entre Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin, et plus exactement par la rupture entre les deux artistes. Le champ lexical de l’amour est très présent dans le poème : «Et nos amours», «L’amour s’en va», «Ni les amours reviennent». Le thème de l’amour est aussi évoqué à travers certains gestes, symboliques du couple d’amoureux: «Les mains dans les mains », «restons face à face». Le thème de la rupture est évoqué avec une comparaison : «L’amour s’en va comme cette eau courante», et la douleur de la rupture est soulignée par l’anaphore de «L’amour s’en va», ainsi que par l’antithèse frappante et le jeu des sonorités : «Comme la vie est lente Et comme l’espérance est violente».
2-Le thème de la fuite du temps :
Le thème de la fuite du temps, classique en poésie, est bien présent. On observe un champ lexical du temps très étoffé : «la nuit», «l’heure», «les jours», «les semaines». Par ailleurs, le distique «Vienne la nuit sonne l’heure/ Les jours s’en vont je demeure» apparaît quatre fois dans le poème, ce qui renforce la thématique du temps qui passe, du cycle des jours et des nuits qui se succèdent inévitablement. Le jeu des temps montre une prédominance du présent, à valeur de vérité générale «Sous le pont Mirabeau coule la Seine» ou bien à valeur d’énonciation : «L’amour s’en va comme cette eau courante». Le passé est évoqué avec l’imparfait d’habitude : «La joie venait toujours après la peine». La comparaison entre l’eau qui s’écoule et le temps qui passe est en réalité très ancienne : on trouve déjà cette idée dans l’Antiquité avec le philosophe grec Héraclite : «on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve».
II-Le renouvellement de l’expression poétique :
1-Le cadre parisien :
Si Guillaume Apollinaire évoque les thèmes traditionnels de la rupture amoureuse et du temps qui passe, le poème est cependant marqué par la modernité de l’expression. On observe notamment l’importance du thème de la ville et plus précisément de Paris, symbole même de la modernité à l’époque où est composé ces recueil. Les indices de lieu sont nombreux : «Sous le pont Mirabeau», titre et premier vers du poème, mais surtout le fleuve parisien est évoqué tout au long du poème, comme une image du temps qui passe mais aussi des amours qui s’enfuient. On observe une correspondance entre le paysage parisien et le couple des amants, avec la métaphore «sous le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse». L’absence de ponctuation ou « déponctuation » libère les possibilités de lecture et d’interprétation : on peut considérer par exemple que les regards des amants sont remplis de lassitude, ou que la Seine personnifiée se lasse des promeneurs.
2-La perception et la représentation du temps :
Si le thème du temps qui passe est un motif habituel ou « topos » en poésie, on observe une certaine originalité dans sa perception et sa représentation au fil de ce poème. En effet, l’habitude chez les poètes est plutôt de déplorer la fuite du temps et d’inviter les lecteurs à profiter de l’instant présent : c’est le thème du «carpe diem» évoqué depuis l’Antiquité. Ici, Apollinaire évoque le thème du temps qui passe, mais aussi sa lenteur, ce qui est inhabituel : «L’amour s’en va Comme la vie est lente».Par ailleurs, le poète souligne la permanence de l’être, au lieu de déplorer sa fugacité, comme on le voit avec le refrain qui referme d’ailleurs le poème sur lui-même : «Vienne la nuit sonne l’heure Les jours s’en vont je demeure». Le thème de la répétition est souligné par les anaphores, reprises, légères variations et le refrain dans le poème.
III-De l’intime à l’universel :
1-Un poème élégiaque :
Ce poème d’inspiration très personnelle et intime touche à l’universel car il s’agit d’une élégie, c’est-à-dire un poème d’amour doux et triste, susceptible de toucher le cœur de chacun. Ce caractère intime et universel apparaît dans le premier quatrain avec le jeu des pronoms personnels : «Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienne». Apollinaire évoque la rupture avec sa bien-aimée, mais il en appelle aussi aux souvenirs personnels de chaque lecteur : «Et nos amours». Le choix des allitérations en « l » tout au long du poème souligne la présence de l’eau, mais donne aussi douceur et fluidité.
2-Un poème d’une grande musicalité :
Le poème personnel d’Apollinaire touche à l’universel car il est très musical. La structure est ici proche de la chanson ou du rondeau de la poésie médiévale, avec un refrain qui vient refermer le poème. Ce refrain est un distique de sept syllabes ou heptasyllabes. Le découpage en quatrains non réguliers (10+4+6+10 ) au lieu de trois décasyllabes donne de la légèreté. Les anaphores, les répétitions, les rimes et les allitérations tissent la musicalité du poème, repris d’ailleurs sous forme d’une chanson par de nombreux artistes : Georges Brassens, Léo Ferré, Serge Reggiani, Thomas Fersen.
Etude de «Nuit rhénane», extrait d’Alcools, Guillaume Apollinaire
Problématique : En quoi ce texte est-il un poème ?
I-La structure du texte poétique :
1-Une structure qui emprunte à la tradition poétique :
On peut observer une construction en quatre strophes qui rappelle assez la forme des poèmes traditionnels de la Renaissance ou de l’époque romantique. Les quatre strophes sont toutes écrites en alexandrins, vers de douze syllabes ou douze «pieds» considéré comme le plus emblématique de la poésie française classique. Par ailleurs trois de ces strophes sont des quatrains, strophes de quatre vers également très présentes dans la poésie française. Apollinaire choisit donc une structure de base plutôt traditionnelle.
2-Une structure qui se démarque de la poésie traditionnelle :
Si la structure de base est traditionnelle, on observe cependant que ce poème n’est pas un sonnet, même s’il peut y faire penser à première vue. En effet, au lieu de deux quatrains et deux tercets, on trouve ici trois quatrains et un monostiche, un seul alexandrin isolé à la fin du poème et constituant une véritable chute ou pointe finale : «Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire». Le contraste entre les trois quatrains et le monostiche marque une cassure, une volonté de rompre avec la tradition.
3-Une construction circulaire :
Le poème est composé comme une boucle, au sens où il part d’un point, se développe et finalement revient au point de départ. On remarque cette circularité grâce à l’anaphore présente du premier et dernier vers : «Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme » et «Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire ». Cette construction circulaire peut être rapprochée de la ronde évoquée au vers 5, comme un antidote à la séduction des ondines . «Nuit Rhénane» propose un parcours circulaire : du réel vers le surnaturel, la découverte d’un univers magique et poétique, le temps d’une nuit d’ivresse, pour enfin revenir au réel..
II-La musicalité du texte poétique :
1-Le thème de la musique au cœur de la poésie d’Apollinaire :
On peut en effet repérer ce champ lexical de la musique: «la chanson lente», « chantez plus haut », «le chant du batelier», « la voix chante toujours des allitérations en « l »».Ici la musique semble exercer sur le poète des pouvoirs tantôt inquiétants («chante toujours à en râle-mourir»), tantôt apaisants («chantez plus haut en dansant une ronde/Que je n’entende plus le chant du batelier»).
2-Le jeu sur les sonorités:
La poésie se caractérise aussi par le jeu sur les sonorités : présence de rimes croisées, de rimes suffisantes ou de rimes riches («refléter»/ «l’été»), mais aussi des anaphores (« Le Rhin le Rhin est ivre »), des allitérations en « r » («tordre leurs cheveux verts»), des allitérations en « l » («la chanson lente d’un batelier»).
3-Le jeu sur les rythmes :
Enfin, le jeu sur les rythmes est aussi présent. L’absence de ponctuation laisse au lecteur une plus grande part de liberté, qui permet de lire le poème à son rythme. On observe tout de même un rythme assez ample et régulier, celui des trois quatrains d’alexandrins, et une chute finale, avec le dernier vers isolé, comme une rupture par rapport à l’ensemble du poème. Le retour au réel est marqué par cette cassure.
III-L’imaginaire poétique :
1-Des images inspirées par des contes et légendes :
Comme dans «La Loreley», Apollinaire utilise un réseau d’images inspirées par des contes et légendes germaniques. On la chanson du batelier : «Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes/ Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds» (vers 4-5), et Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été» (vers 12). L’association du chiffre sept, réputé magique, de la chevelure verte et longue, ruisselante d’eau, et du chant ensorcelant désigne ces personnages comme les ondines, de mystérieuses créatures aquatiques aussi belles que dangereuses, qui charment et entraînent au fond de l’eau les bateliers et les chevaliers, vers leur palais de cristal.
2-Des images inspirées par la vie du poète :
On observe des allusions à son séjour en Allemagne, au bord du Rhin, avec l’utilisation de la première personne du singulier : «Mon verre est plein», «Mon verre s’est brisé». Le cadre du poème est assez réaliste: «le Rhin», «la chanson d’un batelier», «toutes les filles blondes», «les vignes». Le thème de l’ivresse et du désarroi peuvent être mis en relation avec son amour malheureux pour Annie Playden.
3-Des images inventées par le poète :
On observe des personnifications de la nature : «le Rhin le Rhin est ivre», «les vignes se mirent», «tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter». On remarque des comparaisons et métaphores étonnantes «un vin trembleur comme une flamme», «tout l’or des nuits», «mon verre s’est brisé comme un éclat de rire». L’ivresse du poète semble s’étendre à l’univers, comme dans une transe magique et créatrice.
Etude de «Crépuscule», extrait d’Alcools, Guillaume Apollinaire
Problématique : Comment Apollinaire renouvelle-t-il l’expression poétique de l’amour ?
I-Un poème influencé par la tradition:
1-Une construction harmonieuse et régulière:
Le poème est composé avec harmonie et régularité : on observe une structure de cinq quatrains d’octosyllabes. Dans «Crépuscule», Apollinaire utilise alternativement des rimes embrassées, suivies et croisées. Il semble donc pour ce poème qu’Apollinaire ait choisi de s’inscrire dans une certaine tradition poétique, beaucoup plus que dans une création d’avant-garde telle que «Zone».
2-Une composition élégiaque:
L’élégie est un poème d’amour doux et triste, évoquant en général une souffrance amoureuse, liée le plus souvent à une absence d’amour (séparation, mort). En tête de ce poème, on remarque la dédicace «A Mademoiselle Marie Laurencin», et les personnages, ainsi que l’atmosphère du poème, font songer aux œuvres de Marie Laurencin, peintre proche des cubistes tels que Georges Braque et Pablo Picasso. La douceur de l’ensemble est transmise par la description («L’arlequine s’est mise nue/ Et dans l’étang mire son corps », «L’aveugle berce un bel enfant/ La biche passe avec ses faons»), et par le jeu des allitérations en «l» («Le ciel sans teinte est constellé/ D’astres pâles comme du lait»). La tristesse est transmise par la composition en noir et blanc (on observe un jeu de clair-obscur : «Crépuscule», «crépusculaire», «ombres»/« pâles », «lait», «blêmes»), et par le thème de la tristesse, mis en valeur dans la chute finale («Le nain regarde d’un air triste/ Grandir l’arlequin trismégiste»). On peut donc bien parler ici d’une élégie.
II-Un poème empreint de modernité:
1-La libération de l’écriture:
Si la composition du poème est marquée par la tradition, on observe quand même une certaine libération de l’écriture, moins marquée il est vrai que dans le cas de «Zone». On remarque notamment l’absence de ponctuation, qui donne au lecteur une plus grande liberté dans la lecture et dans l’interprétation. On observe aussi la grande variété dans le lexique : on peut dégager les champs lexicaux de la nature, du cirque, de la musique, du conte de fées, de la commedia dell’arte. On remarque la proximité avec la poésie de Paul Verlaine, surtout le recueil des Fêtes Galantes. Le rassemblement de personnages empruntés à des univers différents fait penser au travail des peintres cubistes, qui proposent un nouveau regard sur le monde, en rassemblant des fragments épars d’un univers éclaté.
2-L’expression d’une inquiétante étrangeté:
Le poème est empreint d’une inquiétante étrangeté. Le thème de la mort apparaît dans le texte : «Frôlée par les ombres des morts»/ «Tandis que pieds un pendu/ Sonne en mesure les cymbales»). On peut repérer le registre fantastique : «Les ombres des morts», «Des sorciers», «Quelques fées et des enchanteurs», «Ayant décroché une étoile/ Il la manie à bras tendus». De même, le début et la fin du poème sont d’une inquiétante étrangeté : dans le premier quatrain la nudité et la beauté féminines sont mises en valeur par le contraste inquiétant avec les «ombres des morts», et la beauté du spectacle magique est teintée de tristesse, en raison de la chute finale : «Le nain regarde d’un air triste/ Grandir l’arlequin trismégiste».
III-Un univers profondément original:
1-Une atmosphère onirique:
L’univers dépeint ici est une éclairante illustration de l’originalité d’Apollinaire. Il nous propose en effet une vision de rêve, mêlant le cadre de la nature, des personnages empruntés à différents univers tels que la commedia dell’arte d’origine italienne («arlequin» et «arlequine»), le cirque, le conte de fées d’inspiration germanique («Des sorciers venus de Bohême»), et quelques éléments du bestiaire («La biche passe avec ses faons»). Très éloigné de l’univers urbain et moderne de «Zone», le tableau dépeint dans «Crépuscule» illustre l’originalité et la richesse de la poésie d’Apollinaire.
2-Un poème «à clés»:
Le poème possède aussi une dimension ou une inspiration autobiographique : la dédicace à Marie Laurencin en est un premier indice. Les personnages d’Arlequin et d’Arlequine peuvent aussi être envisagés comme les doubles littéraires de Guillaume et Marie, celui-ci jouant de son art pour capter l’attention du public.
Etude d’un extrait d’Alcools, d’Apollinaire : «La Loreley»
Problématique : Comment Apollinaire renouvelle-t-il ici la tradition poétique ?
I-Un poème inspiré par différentes sources anciennes:
1-L’univers du conte: La formule initiale du poème est la suivante : «Il y avait». Elle peut se rapprocher du traditionnel «Il était une fois» et caractérise l’entrée dans l’univers du conte. On remarque par ailleurs l’absence de repères temporels précis, un repère spatial qui peut renvoyer à l’univers des contes de fées germaniques, comme ceux des frères Grimm : « Bacharach». On observe la présence dans le poème de personnages empruntés à l’univers du merveilleux : «une sorcière blonde», «trois chevaliers». On remarque aussi l’utilisation magique du chiffre «trois», repérable dans de nombreux contes.
2-L’influence de la poésie romantique allemande : Par ailleurs, on remarque l’influence de la poésie romantique allemande. On peut signaler que ce poème date de 1913, mais qu’il peut être rapproché de « La pauvre Lore Lay» composé en 1801 par Clemens Brentano et reprise en 1816 par Heinrich Heine. On retrouve des points communs avec ces deux textes : le même lieu, le personnage de la belle sorcière, le procès, le thème du mal de vivre et la mort liée au fleuve. Par ailleurs, le poème est influencé par la sensibilité romantique. On repère la forte présence du «je», l’expression du mal de vivre et de sentiments passionnés : «Mon cœur me fait si mal depuis qu’il n’est plus là», «Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits». Enfin, on observe la présence dans le poème des alexandrins, vers de prédilection des poètes romantiques, avec lesquels Apollinaire prend toutefois quelques libertés.
3-L’inspiration mythologique : Le thème de la beauté fatale attirant les hommes et plongeant tout au fond de l’eau peut faire songer aux personnages des sirènes, évoquées dans l’Odyssée d’Homère (VIIIème siècle av. JC). Mais la fin de la Loreley peut aussi faire songer au personnage de Narcisse, évoqué dans les Métamorphoses d’Ovide (Ier siècle ap. JC). Comme Narcisse, Loreley est caractérisée par son irrésistible beauté, dont le champ lexical est ici développé et dont les atouts principaux sont la blondeur et le regard brillant: on note la métaphore « ses cheveux de soleil» et la comparaison «ses yeux brillaient comme des astres». Comme Narcisse, Loreley succombe à son propre charme et se noie lorsqu’elle contemple dans l’eau son propre reflet, la mort de la belle sorcière constituant ce que l’on peut appeler une véritable chute finale.
II-Un poème révélateur de la modernité et de l’originalité d’Apollinaire:
1-La modernité de l’écriture : On peut tout d’abord observer l’absence de ponctuation, caractéristique de l’écriture d’Apollinaire. Ce choix de l’auteur invite le lecteur à faire ses propres choix de coupes, de pauses et de silences dans le texte. De même, si la composition en distiques est assez régulière et si l’on observe la présence d’un bon nombre d’alexandrins classiques, Apollinaire prend aussi des libertés avec la versification traditionnelle. Si l’alexandrin est dominant, on remarque aussi la présence vers plus longs : 13 syllabes pour le vers 20 et 16 syllabes pour le vers 26, par exemple : «La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres». L’écriture est ici plus libre qu’il n’y paraît.
2-L’originalité des images: La beauté de la Loreley est mise en valeur par tout un réseau d’images. On remarque le jeu sur les différents éléments : le pouvoir de la belle sorcière est lié à l’air, à l’eau et au feu. On repère la mise en valeur de la chevelure solaire : «une sorcière blonde», «ses cheveux de soleil», «Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés». On observe aussi la mise en valeur du regard avec différentes métaphores : «Mes yeux ce sont des flammes», «aux yeux pleins de pierreries», «Je flambe pour ces flammes» , «Lore aux yeux tremblants», «Aux yeux couleur de Rhin». Le personnage est caractérisée par sa beauté fascinante et fatale : le champ lexical de la mort est présent lui aussi dans le texte : « laissait mourir d’amour», «Ceux qui m’ont regardée Evêque en ont péri», «Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie».
3-La présence d’Apollinaire : enfin, le texte laisse également entendre la voix d’Apollinaire lui-même. On remarque tout d’abord le lien avec la biographie de l’auteur : ce poème s’inspire de l’histoire d’amour malheureuse entre le poète et une jeune femme blonde, Annie Playden, rencontrée en Allemagne. On observe la forte présence du «je» dans le texte, le thème du mal de vivre et celui du mal-aimé ou de la mal-aimée, ainsi que le motif du cœur, caractéristiques du lyrisme amoureux déployé par Apollinaire. Enfin, l’association d’images empruntées à différents univers, le thème du miroir brisé ou de l’univers éclaté, sont autant d’éléments signant la présence de l’auteur, cachée sous la légende de la Loreley.
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